Par Nawel AYADI
Court-métrage « Ma Nkhafech » réalisé par Mohamed Youssef Zeryat et Haythem Mghirbi
A-t-on le droit de se passionner pour tout lorsque l’on naît femme ?
C’est la question qu’ont essayé de traiter Mohamed Youssef Zeryat et Haythem Mghirbi de l’ISBAN dans leur film documentaire où, durant 27 min et 53 secondes, ils dressent le portrait de Chayma, une passionnée touche-à-tout de 29 ans qui a lancé plusieurs pavés dans la mare des représentations sociales des sports dits masculins. Incarner la différence pour une femme dans une société masculiniste n’est pas nouveau mais inscrire cette différence dans des pratiques singulières ou des sports extrêmes, comme le motocross, est encore plus audacieux.
Le personnage est extravagant, exubérant, trop même, pouvant installer le doute chez les spectateurs sur son authenticité et la sincérité de ses propos. Mais cette exubérance n’est probablement pas si suspecte lorsque l’on sait que les sports extrêmes, notamment mécaniques, sont sources d’adrénaline. Plusieurs séquences du film nous font littéralement vivre son expérience de motocross grâce à sa GoPro bien vissée sur son casque. Nous traversons avec elle les champs de Béni Khiar à grande vitesse. Les réalisateurs ne manquent pas non plus de nous livrer des plans aériens de sa conduite spectaculaire grâce au recours au drone. Ils mobilisent également des séquences empruntés au stockshots de sa participation dans des rallys. Pourtant, ce goût pour le risque et le danger était loin d’être escompté au début du film, début que l’on peut qualifier de déroutant. La séquence d’introduction plante ainsi progressivement un décor naturel contrastant avec ce penchant pour l’aventure. Bercés par le bruit de vaguelettes d’une mer paisible, les spectateurs sont invités à découvrir le chien de Chayma, sa chaise longue, le moulinet de sa canne à pêche, ses mains maniant l’appât, son dos, son chapeau traditionnel, la moitié de son visage sans jamais pouvoir véritablement définir son genre. Est-ce délibéré de la part des réalisateurs pour insinuer un certain côté androgyne ? La pêche est loin de préparer les spectateurs à découvrir un personnage aussi casse-cou et qui plus est féminin. Car la pêche, ce sport lent, contemplatif, patient et introspectif, contraste avec le motocross, bruyant, polluant, et dont le maître mot est la vitesse. Qui dit sports mécaniques dit gros engins, endurance physique, prise de risque, et beaucoup de testostérone. Tout le contraire de ce que peut évoquer dans l’imaginaire collectif la féminité.
A partir de cette séquence, le film nous dévoile une Chayma en totale cohérence avec cette illustration stéréotypée de la pratique du motocross. Une femme explosive, speed, euphorique à la simple idée de raconter ses aventures mécaniques. On comprend vite que la pêche, cette pratique certes masculine, n’est qu’un prétexte et que la moto est son style de vie. Elle s’est tellement fondue dans ce sport extrême qu’elle a carrément développé un lien charnel avec ses motos. Son discours à ce sujet est plus qu’éloquent : plonger dans la boue est son activité préférée, l’odeur de l’essence, son empreinte olfactive, les blessures, son marqueur corporel visible à l’œil nu.
Mais derrière une force physique et mentale affichée à l’écran, se cachent une vulnérabilité sociale et une fragilité émotionnelle, que l’on a du mal à décrypter à cause d’un montage saccadé et “saucissonné”, lorsque Chayma évoque son image sociale, sa vie professionnelle inexistante et son rapport à l’homme autre que mécanique. “Tu vis comme un homme “ lui assènent souvent les femmes de son entourage. Chayma ne retient que la première partie de la phrase et affirme un “Je vis. (Point) “ qui se confond avec sa passion. Mais ses propos demeurent connectés à une réalité discriminatrice et stigmatisante, celle de la marginalisation sociale et relationnelle d’une jeune femme jusqu’au-boutiste qui a décidé de suivre sa passion extrême de manière tout autant extrême. Quoi de plus cohérent lorsqu’il s’agit de rompre avec un déterminisme social fondé sur le genre ? Mais à quel prix ?

