Par Nawel Ayadi

Court-métrage Mur et fil réalisé par Fatma Barkallah

Amal est emmurée dans le silence. Elle est ligotée par la honte. Ses deux jambes portent les stigmates de son lourd secret, ou plutôt le secret infligé par sa mère veuve trop protectrice et à la merci d’une société impitoyable envers les femmes. Amal n’a rien choisi. Elle est la marionnette de la tradition et des croyances centenaires voire millénaires, que l’on croyait disparues, à tort.

Amal est le personnage tourmenté et malheureux de la fiction psychosociale et intimiste de Fatma Barkallah. Wall and thread nous fait partager, en un condensé de 24 minutes, le parcours traumatique jonché de frustrations et de souffrances réprimées de cette jeune femme. Amal est en quête de liberté. Elle lutte contre les démons de la société et les siens, séquelles de la pratique de tasfih  تصفيح qu’elle a subie étant enfant. Ce rituel profane censé blinder la virginité de la jeune fille jusqu’à son mariage en la rendant impénétrable, plonge Amal dans le tunnel du doute face au désir et à la pleine possession de sa sexualité.

Comment reprendre en main un corps qui semble ne plus nous appartenir ? Cette question semble hanter Amal dont le corps a déjà été mutilé par une femme experte en tasfih (littéralement “scellement” ou “fermage”). Le rite fonctionne en deux temps : la phase de “fermeture”, lorsque la jeune fille atteint l’âge de puberté, et la phase d’ouverture”, la veille de son mariage. C’est à travers la scène où la mère de Amal décide enfin, et bien avant son mariage, de la libérer de cette malédiction, que la réalisatrice nous montre explicitement le déroulement du rite. Ainsi, on voit la même femme qui l’avait “fermée”, munie, telle une artisane, de sa boite à outils. Elle  incise,  avec une lame Gillette, les deux jambes de Amal, sept fois chacune, tout en prononçant la formule libératrice :“Je suis le fil et le bonhomme est le mur “. Cette formule – inversée de celle du blindage (“Je suis le mur et le fils est le fil” ) – est censée libérer, sexuellement, la jeune femme .

Bien avant cette scène de dé-scellement, on voit Amal se réfugier dans sa chambre et, assise par terre face caméra, regarder ses sept cicatrices, mémoire de la mutilation de “fermeture”. Les spectateurs sont ensuite pris à témoin du procédé thérapeutique mis en place par Amal afin d’exorciser à sa manière  cette malédiction rituelle par un mécanisme de scarification. En psychologie, cette pratique d’automutilation non-suicidaire (ANS) est souvent employée pour gérer une détresse émotionnelle et pour soulager une tension interne insupportable. On la voit se faire une incision superficielle au bras, avec un cutter cette fois-ci, laisser le sang couler par terre, mais pas trop, juste quelques gouttes, puis vite se précipiter pour les essuyer après avoir pulvérisé dessus du liquide nettoyant. Plus aucune trace. Amal cherche probablement à purifier symboliquement sa souffrance ou à minimiser voire faire disparaître toute trace de son acte, et ce par honte ou par peur du jugement d’autrui. Au vu du gros plan sur son bras et ses multiples stries bien alignées et  auxquelles s’est ajoutée une énième entaille, Amal semble avoir mis en place une sorte de contre-rite, le sien, une auto-mutilation qu’elle maîtrise parfaitement. On peut y voir une tentative de reprendre possession de ce corps balafré qui porte dans sa chair les empreintes gravées d’une croyance qui confisque, sans demander la permission, le désir intime et la sexualité d’une enfant future femme, avortant tout accomplissement possible d’une relation intime avec un homme.  

Il ne s’agit pas, dans ce film, de croire ou pas au pouvoir de ce rite. Mais il s’agit d’abord de faire prendre conscience aux spectateurs, surtout les hommes, de l’existence de cette pratique bien qu’elle soit devenue réduite à une niche selon de récentes études anthropologiques. D’ailleurs, la réalisatrice prend soin, au début du film,  de consacrer un carton explicatif définissant le tasfih. Il s’agit ensuite d’aborder ce rite à travers ses séquelles psychologiques intimement liées au corps féminin et qui dépassent le vagin, organe cible de cette pratique qui cherche à le “fermer” puis à “l’ouvrir” au gré des formules magiques. In fine, ce rite parvient à sceller la jeune femme psychologiquement qui, par honte, développe un blocage quant à l’idée d’avoir une relation sexuelle avec l’homme qu’elle aime. Cette idée est perceptible dans deux scènes du film. Vis-à-vis de son partenaire de théâtre et de danse, pour lequel elle éprouve visiblement des sentiments, Amal adopte une posture renfermée et distante qui montre qu’elle cherche à éviter tout rapprochement physique avec lui en dehors de la scène théâtrale où, pourtant, leurs deux corps sont carrément fusionnés ne faisant plus qu’un, rappelant l’acte sexuel. Le théâtre est le seul espace où elle peut laisser libre cours à son corps pour s’exprimer sans aucune honte. Le gros plan, dans la première séquence du film, sur les mains croisées de Amal, assise chez la sexologue, une bague et un solitaire au doigt, nous renseigne sur la persistance de son blocage sexuel malgré son déblocage magique. Car une formule inversée, même magique, ne suffit pas à balayer d’un revers de la main des années de souffrances psychologiques contenues dans un corps torturé. Loin de là…