Par Kaouther Khlifi
Court métrage « Irth » (Héritage) réalisé par Youssef Handous
On le dirait sorti de la série de bronzes de Catalano, Les Voyageurs, la valise à lanières et le manteau érodé. Youssef – qui ne revient pourtant pas du fond d’un puits – se révèle d’abord aux spectateurs par un vague reflet dans une flaque d’eau, distillé, dilué, aux contours improbables. C’est ainsi que Handousse, dans Somewhere I belong, a choisi de l’introduire à nous pour ensuite nous inviter à le suivre pendant les 21 minutes du film au casting exclusivement masculin.
Improbables ou faut-il dire méconnaissables. Trente-deux ans d’absence que n’interrompra qu’une formalité de partage d’héritage et voilà la fratrie de nouveau réunie. Réunie est un bien grand mot. Youssef, revenu d’entre les Russes, s’ajoute au tableau dans la gêne, la froideur et l’économie de paroles et on recherche, sans la trouver, la fraternité dans la fratrie. A la question conventionnelle de ‘’Comment vas-tu ?’’ que son frère lui pose comme s’il ne l’avait quitté que la veille, Youssef répond en arborant un papier – sans doute un titre de propriété – comme s’il ne pouvait désormais se définir que par cela, que par ce qui reste, que par ce droit au partage imprescriptible. Au passage, on apprend que le père lui-même, de son vivant, en était arrivé à oublier son propre fils.
Nous sommes dans un échange à deux mots, et ce n’est pas une façon de parler. Les frères, eux, sont trois, comme les Karamazov et, d’emblée, la dynamique est posée : On comprend que le premier est le dépositaire d’aînesse et, sans mâcher le propos, semble s’opposer à la revendication de Youssef. On n’entendra pas le deuxième, dont on ne voit que le reflet dans le miroir et dont on devine l’alignement au premier. Le fratricide, plutôt que le parricide, semble avoir été commis depuis belle lurette, au glaive de l’exil, parce que certaines absences ont le poids de la mort.
Mais que veut Youssef, visiblement vieillissant, d’autre que le renouement avec ou par la terre élevée au rang de lien ou de liant ? La terre probablement fécondée par les sépultures de ses parents. La terre comme dernier refuge, comme dernière demeure. Que veut-il d’autre qu’un bout de pins et de chênes d’ici lui rappelant un bout de pins et de chênes d’ailleurs. Un morceau de taïga, droit sorti de son modeste bagage, pour colmater le trou que son absence a creusé dans sa terre natale.
L’homme qui marche sous les conifères, ne manquant pas de toujours remonter le col de son manteau, comme un ultime geste de ramassement, nous entraîne sur ses pas dans la majesté des paysages forestiers du nord-ouest tunisien. Et pourtant, dans cette immensité, devant cette immensité, malgré cette immensité, le piquet de la discorde pénétrera la terre là où il n’aurait jamais dû la pénétrer. Il suffit d’une frontière mal tracée pour que le feu prenne. Quand bien même il s’agirait de ton frère. Surtout quand il s’agit de ton frère. Un simple morceau de pain en a causé pire.
Il faut deux gorgées de Vodka et un ami retrouvé pour ramener un peu de chaleur au tableau et ‘’mieux vaut un voisin proche qu’un frère éloigné’’. Quand cette quatrième figure s’invite au casting, résistera-t-on à la tentation de souligner le clin d’œil du réalisateur à l’œuvre de Dostoïevski et au personnage du frère illégitime ?

